+ Prendre le deuil de la destruction du Temple tout au long de l'année :
-> Un juif était en train de faire le birkat hamazone, et alors qu'il prononçait les mots "boné béra'hamav Yérouchalayim" (qui construit Jérusalem avec miséricorde), il fut tellement submergé par de la souffrance et des sentiments de perte liés à la destruction du Temple qu'il prit un couteau sur la table et se poignarda lui-même. À la suite de ce terrible incident, nos Sages (Choul'han Aroukh 180,5) ont institué une halakha selon laquelle tous les couteaux doivent être retirés de la table ou recouverts avant le birkat hamazone.
La question est évidente. Quelles sont les chances qu'une telle tragédie se reproduise? Probablement zéro. Dans ce cas, pourquoi nos Sages ont-ils institué cette halakha (applicable à tous les juifs dans l'histoire)?
Une explication est : Il est vrai que cela ne se reproduira pas. Mais nos Sages voulait démontrer par cela à quel point un juif peut ressentir la douleur de la destruction du Temple. Cette halakha nous dit : Regardez comment ce juif a vécu avec Jérusalem dans son cœur, et comment il a souffert si fort de sa perte, qu'il s'est tué de douleur.
[en fait c'est lui qui est dans un état normal, et nous qui sommes anormaux, comme ayant des sentiments anesthésiés face à la réalité si douloureuse de la perte du Temple. ]
La guémara (Baba Batra 60b) dit qu'après la destruction du Temple, certaines personnes ont déclaré qu'elles ne mangeraient plus jamais de viande et ne boiraient plus jamais de vin. En effet, qui peut manger de la viande, si la viande a été utilisée pour les korbanot? Qui peut boire du vin, si le vin a été utilisé pour les nessa'him (libations)?
Imaginons! Aujourd'hui, lorsque nous voyons un morceau de viande, nous voyons un goût alléchant de ce monde. Mais lorsqu'ils ont vu de la viande, ils ont vu la destruction du Temple. Quand ils ont vu le vin, ils ont vu également la destruction.
[certes nos Sages n'ont pas décrété une loi interdisant la viande et le vin, mais cela nous illustre à quel point nos ancêtres pouvaient vivre cette perte du Temple. ]
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+ Qu'en est-il de moi? :
-> Nous devrions nous demander : "Et moi? Est-ce que j'accomplis la halakha qui apparaît dans le premier siman du Choul'han Aroukh, qui stipule qu'une personne doit être métsar (souffrir) et doég (s'inquiéter) à propos de la destruction du Temple?"
Nous avons l'obligation de pleurer le Temple. Cette obligation s'applique en fait tout au long de l'année (et pour tout juif).
Bien sûr, l'obligation est plus forte pendant les 3 semaines, et encore plus pendant les 9 jours d'Av, mais elle s'applique également tout au long de l'année.
Réussissons-nous à accomplir cette obligation pour ressentir la perte de Jérusalem et du Temple?
Je suis le premier à plaider coupable. Moi aussi, je trouve cela difficile. Comment peut-on ressentir la perte de quelque chose que l'on n'a jamais vécu et que l'on ne peut même pas imaginer? Le Temple est si éloigné de nos cœurs et de nos esprits!
J'aimerais suggérer une idée pratique, et je l'espère, réalisable, qui pourrait nous aider à remplir notre obligation.
La guémara (Sanhédrin 104b) raconte l'histoire très émouvante d'une femme qui avait perdu un enfant et qui pleurait jour et nuit. Rabban Gamliel, qui vivait à proximité, l'entendit pleurer et se mit lui aussi à pleurer. Cependant, il pleura à cause de la destruction du Temple. Il pleura et pleura jusqu'à ce qu'il s'arrache littéralement les cils.
Pourquoi Rabban Gamliel pleura-t-il si intensément? Et qu'est-ce qui, en entendant cette femme pleurer sa perte, a poussé Rabban Gamliel à pleurer sur la destruction du Temple?
Je crois que Rabban Gamliel était peiné par une question très troublante : Pourquoi un juif souffre-t-il? Pourquoi un juif pleure-t-il? Pourquoi y a-t-il des souffrances du fait d'être juif? Pourquoi entendons-nous parler de tragédies Pourquoi entendons-nous parler de jeunes enfants qui luttent pour leur vie et succombent à la maladie? ...
Le midrach dit que lorsque machia'h viendra, la prière sera très différente. Il n'y aura plus dans la Amida la bénédiction de Réfaénou, où l'on prie pour une réfoua (rétablissement en bonne santé), et il n'y aura plus de bénédiction pour la parnassa (subsistance).
La prière consistera des louanges (téhila), et en des remerciements (odaa).
Alors nos bouches seront pleines de bonheur, nos langues de chants. C'est ainsi que le monde est censé être. Alors pourquoi un juif pleure-t-il? Pourquoi tant de gens ont-ils des problèmes de santé et d'éducation avec les enfants? Pourquoi y a-t-il tant de raisons de pleurer?
La réponse à toutes ces questions très douloureuses tient en un mot : la destruction du Temple.
Chaque tragédie est une autre expression, une autre manifestation de la destruction du Temple.
La guémara (Sotah 49a) dit que depuis le jour où le Temple a été détruit, la malédiction de chaque jour est pire que celle de la veille. Chaque jour est plus difficile, plus douloureux que le jour précédent.
Chaque jour, nous voyons de nouvelles expressions de la destruction du Temple.
Rabban Gamliel a compris que le décès de l'enfant et les pleurs de la mère ne sont pas la façon dont la vie est censée se dérouler. Il a pleuré parce qu'il a reconnu une autre lamentation sur laquelle pleurer. [dont la source première réside dans la perte du Temple]
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+ Un puits sans fond :
-> La guémara ('Haguiga 5b) en décrivant la destruction du Temple, dit que nous avons été jetés du plus haut des toits dans la fosse la plus profonde.
Même si nous avons pas pleinement conscience, c'est ce que la destruction du Temple nous a fait.
Pourquoi avons-nous une telle douleur? "Qu'est-ce qu'Hachem nous a fait?" (ma zot assa Elokim lanou - Mikets 42,28). Il existe une réponse en un mot à cette question : la destruction du Temple.
Chaque souffrance est une autre manifestation de la malédiction de chaque jour qui devient pire que la précédente. C'est notre chute de plus en plus profonde dans un gouffre apparemment sans fond ...
Chaque année, nous devons crier faire les lamentations (Eikha, kinot) pour de nombreuses autres raisons (vu tous les nouveaux malheurs collectifs et individuels qui sont arrivés durant l'année écoulée).
-> Le rav Shimon Raphael Hirsch fait remarquer que le mot "אבל" (avel - le deuil) a les mêmes lettres que le mot "אבל" (aval - mais).
Je pense qu'il veut dire la chose suivante : Imaginez qu'une personne qui a perdu un enfant, que D. préserve, soit assise à la shivah et que quelqu'un lui dise : "Pourquoi pleures-tu? Tu as tant d'autres enfants merveilleux". Le père endeuillé le regarderait étrangement et dirait : "Bien sûr, j'ai des fils et des filles merveilleux, mais j'ai perdu cet enfant."
Le deuil (avel), consiste à ressentir l' "aval" (mais il manque). Lorsqu'une personne ressent l' "aval", cela éclipse toutes les bonnes choses qu'elle a dans sa vie.
Oui, nous sommes en sécurité et nous nous sentons à l'aise en France ou en Amérique, mais le "aval", le "mais", est si grand et si douloureux.
Regardez ce que nous manquons, regardez combien de Juifs souffrent. Regardez toutes les larmes, toutes les souffrances, et regardez le gouffre qui ne cesse de s'approfondir.
[le 9 Av est un jour où l'on sort la tête de la terre, qu'on réalise que tant de juifs souffrent, sont loin d'Hachem, ... et nous devons prendre le deuil pour cela, pour la grandeur et l'amour d'Hachem. ]
Si nous ne pouvons pas visualiser et pleurer sur le eikha du prophète Yirmiyahou d'il y a deux mille ans, nous pouvons pleurer sur notre destruction du Temple personnelle, sur notre "aval", sur tout ce qui nous manque, sur tout ce qui affecte le peuple juif dans ce terrible moment de perte du Temple.
La guémara nous enseigne peut-être que nous pouvons tirer une leçon de l'action de Rabban Gamliel, à savoir qu'une façon acceptable de pleurer le Beis Hamikdash est d'incorporer nos propres expériences tragiques individuelles dans le deuil du Temple.
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+ Notre destruction spirituelle :
-> Bien entendu, ce ne sont pas seulement les tragédies physiques que nous pleurons, mais aussi les tragédies spirituelles. Grâce à D., on pourrait se satisfaire en affirmant que la Torah s'épanouit comme rarement dans l'histoire juive, que les cours sont nombreux, que les yéchivot/lieux d'étude se développent, ...
Mais nous savons aussi qu'il y a un autre côté douloureux à l'histoire. Le "aval", le "mais".
La vie n'est pas censée être ainsi. La vie est censée être une longue expression de : 'holat aava ani (je suis malade d'amour pour Toi - Chir haChirim 5,8). Une personne devrait être pleine d'amour pour Hachem. Pourquoi les gens se posent-ils des questions sur la émouna? Pourquoi avons-nous toutes ces situations difficiles dans l'éducation des enfants? La liste des questions n'en finit pas de s'allonger.
La réponse à toutes ces questions tient en un mot : la destruction du Temple.
Ce qui nous manque dans la spiritualité est aussi l'expression d'un gouffre qui ne cesse de s'approfondir. Cela fait également partie de l'énorme "aval" (mais, manquement) de nos vies.
Chaque fois que nous voyons un enfant qui ne veut pas étudier, nous devrions nous écrier : "Eikhah"? Comment cela peut-il arriver ?" Ce n'est pas censé être comme ça.
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+ Un lieu de transformation :
-> Nos Sages décrivent ce qui se passait dans le Temple.
La révélation de la Chékhina y était si apparente.
La Michna (Pirké Avot 5,4) énumère 10 miracles qui ont eu lieu dans le Temple, dont certains quotidiennement. Imaginez un lieu qui défie la nature, qui représente une manifestation évidente d'Hache.
"Ki mi Tsion tétsé Torah (de Tsion sort la Torah - Yéchayahou 2,3).
Les Tossafot (Baba Batra 21a) disent que lorsque les gens arrivaient à Jérusalem et voyaient la avoda, ils en ressortaient très inspirés, transformés.
Lorsqu'ils ont vu le kvod haChékhina qui imprégnait tout le Temple, cela les transformait.
La guémara (Méguilla 14a) dit que la quantité de prophètes (néviim) que le peupel juif avait était deux fois plus importante que la quantité de personnes qui avaient quitté l'Egypte. Tel est l'effet de la vie au sein du Temple.
Le Temple était une centrale électrique, un générateur de crainte d'Hachem (yirat chamayim).
Lorsqu'une personne arrivait à Jérusalem, elle était prise d'un tel remords pour les fautes qu'elle avait pu commettre qu'elle faisait immédiatement téchouva (midrach rabba - Chémot 36).
Le Temple était une ambassade de la présence d'Hachem qui inspirait et transformait tant de personnes.
La splendeur du Temple suffit à faire fondre les cœurs les plus froids.
Le midrach (Béréchit 65,22) décrit un incident qui s'est produit avec un terrible racha, un juif nommé Yossef Méchi'ha. Lorsque les Romains conquirent le Temple, ils eurent peur d'y pénétrer. Yossef Méchi'ha se porta volontaire pour faire ce que même les Romains n'osaient pas faire. Il entra dans le Temple et en ressortit en portant la ménora.
Les Romains furent choqués par cette inconvenance. Ils lui dirent qu'il pouvait prendre n'importe quoi d'autre, mais pas la ménora. Mais il refusa d'y retourner. Ils menacèrent de le tuer, mais il resta inflexible : il ne retournerait pas dans le Temple. Ils lui infligèrent donc une mort des plus douloureuses, et il mourut al Kiddouch Hachem.
Alors qu'il mourait, il s'écria : "Malheur à moi, car j'ai irrité mon maître". Il avait fauté une fois dans le Temple, mais il ne recommencerait pas.
L'histoire est déroutante. Alors qu'il était un terrible racha, il a soudainement changé d'avis (malgré la possibilité de retourner rapidement pour y prendre des objets incroyables en or massifs, qui le mettrait à l'abri jusqu'à la fin de sa fin). Quelle est la cause de cette transformation soudaine?
Ce fut un bref moment dans le Temple, explique le rav Poniovitch. C'était tout ce qu'il fallait pour le changer. Il était entré dans cette ambassade de la sainteté et de pureté, et il était devenu une personne différente.
Pensons-y : un moment dans le Temple (même sans intention, même dans un but d'y voler un élément central comme la Ménora), cela a suffi à transformer une personne aussi racha (en quelqu'un étant prêt à mourir d'un sublime kidouch Hachem [sanctification d'Hachem], au point qu'on en parle même de nos jours! ).
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+ Un simple juif à l'époque du Temple :
-> Pouvons-nous imaginer à quoi ressemblait un juifs vivant à l'époque du Temple, la émouna qu'il avait et l'enthousiasme pour la Torah et les mitsvot avec lequel il vivait?
Le Gaon de Vilna a dit un jour : "Je peux imaginer comment était un des Richonim, mais je ne peux pas imaginer comment était un juif simple à l'époque du Temple".
Imaginons. [le Gaon de Vilna pouvait imaginer le niveau de : Nissim Gaon, le Rif, Rachi, les Tossafistes, Rabbénou Bé'hayé, Ibn Ezra, le Rambam, le Ramban, ... ] Mais celui d'un juif simple à l'époque du Temple, cela dépassait l'entendement du Gaon de Vilna.
Voilà ce que c'était le simple fait de vivre à l'époque du Temple, et de palper que : "Hachem est notre D., il n'y a rien d'autre que Lui" (ki Hachem ou Elokim, én od milévado - Vaét'hanan 4,35).
[ si nous avions le Temple, en un instant nous atteindrions un niveau beaucoup plus élevé que le Rambam, ... ]
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-> Le rav Wolbe a raconté que le rav Yé'hezkel Levinstein lui a un jour demandé combien de juifs avaient péri pendant l'Holocauste (Shoa).
Le rav Wolbe répondit : "Les gens disent 6 millions". Le rav Levinstein a répondu : "C'est ce que les gens disent, mais je dis que tout le peuple juif a péri dans l'Holocauste. Beaucoup ont survécu, mais s'agit-il du peuple juif? L'Holocauste a touché l'ensemble des juifs".
Lorsque j'ai entendu cela, j'ai commencé à réfléchir. Combien de juifs ont péri lors de la destruction du Temple?
Tous les juifs. Tout le peuple juif a été affecté par le la destruction du Temple ; nous avons tous été victimes de la perte du Temple.
Les problèmes physiques (ex: les problèmes de santé, les problèmes de parnassa) et les problèmes spirituels (ex: les problèmes d'éducation des enfants, le manque de désir d'étudier ou de prier) font tous partie de la destruction du Temple.
C'est peut-être la solution. Si nous ne pouvons pas nous endeuiller, attrister, sur la destruction du Temple qui a eu lieu il y a 2 000 ans, pleurons alors notre destruction personnelle, notre insuffisance en matière de Torah et de mitsvot (cette différence entre ce que j'ai fait et ce que j'aurai pu faire selon la volonté de D. ).
Pleurons sur le fait qu'au lieu de vivre en paix avec un lien profond/intense avec Hachem, nous vivons notre vie en nous sentant si éloignés de Lui.
[rav Zev Smith]